La centralité de la sociologie dans l’anthropocène, par le Pr Abdessamad Dialmy

Tout d’abord, je salue l’ « Association Internationale de Sociologie » d’avoir choisi pour thème Knowing Justice in the Anthropocene pour son « 5e Forum mondial de sociologie » organisé à l’Université Mohammed V de Rabat ( 6‑11 juillet 2025). Je n’ai pas participé à ce forum et n’ai jamais pensé à y participer en raison de la participation israélienne. Tout en étant universitaire, cette dernière est complice du génocide qu’Israël commet à Gaza pour des raisons coloniales impérialistes et pour les crimes racistes et coloniaux qu’il commet en Cisjordanie. Je ne me suis donc pas permis, au nom du thème même du colloque, Knowing Justice in the Anthropocène (qu’Israël viole depuis 1948) de m’asseoir et de conférer aux côtés d’universitaires israéliens sionistes. Toutefois, je me sens obligé en tant que sociologue universitaire d’intervenir sur ce thème, en dehors du forum et de ses péripéties. C’est dans ce cadre que je partage avec vous ce petit texte sur la centralité de la sociologie dans l’anthropocène.
Voici les trois questions que je traite : qu’est-ce que l’anthropocène ? Quel est le rôle que la sociologie y joue ? Pourquoi ce rôle est-il central ?
Le concept d’anthropocène
Ce concept a été forgé par Paul Crutzen et Eugene Stoermer au début des années 2000 pour désigner une époque géologique où l’influence humaine est devenue la principale force de transformation de la biosphère terrestre. Si ce terme est issu des sciences de la Terre, son usage a rapidement débordé le champ de la géologie pour investir les sciences humaines et sociales, notamment la sociologie. Car l’anthropocène n’est pas seulement une ère d’impacts physiques: il est aussi un moment critique dans la manière dont les sociétés se pensent, produisent et interagissent avec la nature. D’où l’intervention sociologique, sa nécessité et son utilité
La sociologie contribue d’abord à déconstruire l’idée d’une humanité homogène responsable de la crise environnementale. Des sociologues comme Andreas Malm ou Jason Moore contestent la généralité du terme Anthropocène, qu’ils jugent trop englobant. Ils lui préfèrent celui de Capitalocène, pour mettre à nu le fait que ce sont les logiques du capitalisme industriel, extractiviste et inégalitaire qui ont profondément perturbé les cycles écologiques. C’est ainsi Dans que la sociologie réintroduit les rapports de pouvoir et les différenciations sociales dans l’analyse écologique.
Par ailleurs, Ulrich Beck propose le concept de « société du risque », dans laquelle les menaces environnementales (nucléaire, pollution, changement climatique) sont à la fois globales, invisibles et produites par les dynamiques mêmes de la modernité industrielle/occidentale. La sociologie montre comment ces risques sont distribués, anticipés ou dissimulés selon les contextes politiques, économiques, sociaux et culturels.
Une autre contribution majeure vient de la sociologie des sciences et des techniques. Sheila Jasanoff ou Bruno Latour insistent sur la nécessité de repenser les relations entre nature, science et société. Pour eux, les grands récits scientifiques du progrès ont produit une séparation artificielle entre humains et non-humains, alors que l’Anthropocène révèle l’enchevêtrement fondamental des êtres vivants (sans distinction), des objets techniques et des milieux naturels.
Enfin, l’Anthropocène est aussi un enjeu épistémologique. Il questionne la capacité des savoirs scientifiques classiques à saisir des phénomènes non-linéaires, incertains et profondément interdépendants. C’est dans ce contexte que se développent les approches pluridisciplinaires et les épistémologies du Sud (Santos, 2014), qui visent à intégrer les savoirs vernaculaires, autochtones ou subalternes dans l’élaboration de solutions environnementales justes et durables.
Ainsi, la sociologie ne se contente pas de commenter les effets sociaux de l’Anthropocène : elle propose des grilles de lecture alternatives, critiques et inclusives qui permettent de mieux comprendre – et potentiellement de transformer – les trajectoires socio-écologiques contemporaines.
Inégalités socio-environnementales et justice climatique
L’Anthropocène ne touche pas tous les groupes sociaux de la même manière. Loin d’être un processus uniformément vécu, ses effets sont profondément différenciés selon la classe sociale, le genre, la race ou la localisation géographique. La sociologie de l’environnement permet de mettre en lumière ces inégalités structurelles, en insistant sur les mécanismes sociaux qui produisent, distribuent et reproduisent les risques environnementaux. Ce champ d’analyse, souvent désigné sous le terme de justice environnementale, a émergé dans les années 1980 aux États-Unis à partir des luttes afro-américaines contre les décharges toxiques installées dans leurs quartiers (Bullard, 1990).
Les travaux fondateurs de Pellow et Brulle (2005) ont souligné que les populations les plus exposées à la pollution industrielle, aux catastrophes naturelles ou au dérèglement climatique sont aussi celles qui disposent de moins de ressources pour s’en protéger : migrants, travailleurs pauvres, femmes rurales, peuples autochtones. Ces groupes cumulent des désavantages structurels qui amplifient leur vulnérabilité écologique, créant ce que Nixon (2011) nomme une « violence lente », c’est-à-dire un processus de destruction environnementale invisible, graduel et souvent ignoré des politiques publiques.
Les inégalités climatiques sont aussi territoriales. Le réchauffement planétaire, bien que d’origine globale, affecte plus intensément certaines zones : les pays du Sud global, les régions littorales, les zones arides. Paradoxalement, ces territoires sont souvent les moins responsables des émissions de gaz à effet de serre. Cette asymétrie fonde les revendications pour une justice climatique globale qui vise une répartition équitable des responsabilités, des ressources et des solutions.
La sociologie apporte aussi une lecture critique des politiques d’adaptation et de transition écologique. Ces politiques, lorsqu’elles sont déployées sans diagnostic social, peuvent accentuer les inégalités. Par exemple, les dispositifs technologiques coûteux (voitures électriques, rénovations thermiques) bénéficient d’abord aux classes moyennes et supérieures, alors que les ménages précaires peinent à suivre. Le concept de transition juste – popularisé par les syndicats et les ONG – est aujourd’hui au cœur des débats, car il cherche à articuler transition écologique et justice sociale.
Enfin, la sociologie permet de révéler les formes de résistance et de résilience développées par les populations concernées. Les luttes autochtones contre l’exploitation minière, les mobilisations féminines contre la déforestation ou les pratiques agro-écologiques locales montrent que ces groupes ne sont pas simplement des victimes, mais aussi des acteurs porteurs de savoirs alternatifs et de modes de vie soutenables.
Vers des alternatives sociétales
Face à l’aggravation des crises environnementales, la sociologie observe une montée significative des mobilisations collectives en faveur de la justice écologique. Ces mouvements, souvent transnationaux, contestent la logique productiviste dominante et proposent des alternatives aux modèles de développement actuels. Ils forment ce qu’Ulrich Beck (2010) appelle une « cosmopolitisation des risques », dans laquelle des groupes sociaux dispersés, mais unis par une cause globale, émergent comme nouveaux acteurs politiques.
Le mouvement Fridays for Future, initié par Greta Thunberg, a ainsi mobilisé des millions de jeunes dans plus de 100 pays, réclamant des engagements climatiques plus contraignants. Extinction Rebellion, de son côté, adopte des tactiques de désobéissance civile pour dénoncer l’inaction des gouvernements. Ces formes de contestation traduisent un changement de paradigme dans la sociologie des mouvements sociaux : ceux-ci ne s’inscrivent plus uniquement dans une logique revendicative, mais portent une critique profonde des institutions, de la temporalité politique et du rapport à la nature.
En parallèle, la sociologie s’intéresse à la manière dont les transitions écologiques peuvent être conçues et pilotées. Les travaux de Maarten Hajer (1995) sur la « modernisation écologique » montrent que les récits dominants de la transition (croissance verte, innovation technologique) tendent à occulter les enjeux sociaux et politiques sous-jacents. Une approche sociologique permet au contraire d’intégrer les acteurs locaux, les conflits d’usage et les savoirs vernaculaires dans les politiques de transition.
L’analyse des expériences communautaires, telles que les coopératives énergétiques, les monnaies locales ou les initiatives de circuits courts, montre que des alternatives concrètes sont en construction. Elles s’appuient souvent sur des valeurs de solidarité, de relocalisation et d’autonomie, et témoignent de la capacité des sociétés à inventer de nouveaux modes de production et de consommation. Ces initiatives illustrent le concept de niches d’innovation théorisé par Geels (2002), selon lequel des pratiques expérimentales peuvent devenir des leviers de transformation à plus grande échelle si elles sont soutenues institutionnellement.
Enfin, la sociologie souligne que ces mobilisations et transitions ne sont pas exemptes de tensions. Elles peuvent être récupérées par des intérêts privés ou ne bénéficier qu’à une minorité privilégiée. D’où l’importance d’une vigilance sociologique continue pour garantir que les transitions soient non seulement écologiques, mais aussi démocratiques et inclusives.
Conclusion
À l’heure de l’Anthropocène, où les crises écologiques se combinent aux inégalités sociales et aux fractures géopolitiques, la sociologie apparaît comme un outil analytique et politique central et indispensable. Loin d’être marginale, elle permet de replacer les enjeux environnementaux dans les rapports sociaux, les dynamiques de pouvoir et les trajectoires historiques. En identifiant les groupes vulnérables, en déconstruisant les récits dominants du développement, en analysant les luttes sociales et en éclairant les processus de transition, la sociologie contribue à construire des réponses plus justes, plus inclusives et plus durables aux défis du monde contemporain. Dans cette perspective, l’Anthropocène ne saurait être pensé sans une interrogation sur la justice : justice écologique, justice épistémique, justice sociale. En définitive, penser la justice dans l’Anthropocène implique de penser avec, par et depuis le Sud. La sociologie, ancrée dans le réel et ouverte au monde y contribue puissamment en se faisant plurielle et solidaire, c’est à dire engagée.
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Abdessamad Dialmy est sociologue, Professeur d’université émérite, Expert/Auteur en « Genre, sexualité et féminisme en Islam ».