(Billet 1247)- Au Maroc, peu de corps intermédiaires... mais des cohortes d’intermédiaires !
Le Maroc, on le sait et on le voit, est capable des plus grandes et des plus belles choses ; il organise aujourd’hui une CAN qui est déjà annoncée comme étant la plus, la plus et la plus… Et c’est certainement vrai ! Tous les indicateurs sont au vert, qualité des stades et des autres infrastructures, niveau de préparation, public, organisation, sécurité… tous les indicateurs sont au vert, même la pluie ! Tous ? Pas vraiment, il reste la question des billets et du marché noir, une tare bien de chez nous que les autorités ont commencé à combattre, sérieusement.
L’intermédiation pose problème dans le royaume. Les intermédiaires institutionnels se sont progressivement estompés, pour diverses raisons. Les uns disent que c’est l’incurie des partis politiques et des syndicats qui est responsable de cette escamotage, mais les autres, les concernés, affirment qu’ « on » ne les laisse pas agir comme ils devraient, qu’ « on » les bloque et qu’ « on » les entrave… La vérité se situe certainement quelque part à équidistance des deux versions.
Mais la disparition progressive des corps intermédiaires est largement « compensée » par l’émergence ces dernières années, l’émergence puis le développement puis le triomphe d’une certaine engeance qui sévit au sein de notre société. Cette engeance porte un nom : les « intermédiaires ». Et cela avait été relevé au plus haut niveau de l’Etat, en l’occurrence dans un discours royal où le souverain demandait en 2018 déjà qu’ « une réflexion [soit] engagée sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre pour rendre justice aux petits agriculteurs, particulièrement en ce qui concerne la commercialisation de leurs produits, et la lutte vigoureuse contre les spéculations et la multiplication des intermédiaires ».
Un observateur avisé et perspicace relèvera que le secteur de l’agriculture est le plus concerné par ce phénomène de l’intermédiation, un secteur dirigé depuis 20 ans par le même responsable, ou ses « amis ». Mais il n’y a pas que les agriculteurs qui soient soumis au diktat de ces intermédiaires. Que l’on en juge.
Les produits de la pêche. Et essentiellement la sardine, un produit particulièrement prisé par les populations… Le cas de ce poisson est devenu presque une routine pour les analystes, un calvaire pour les consommateurs, un cas d’école pour d’éventuels justiciers... De 5 à 8 DH à la criée, on le trouve à 25-30 DH et même plus dans certaines régions. Le coupable ? La chaîne de distribution et la multiplication de ces fameux intermédiaires que même le roi a critiqués. En février, un jeune poissonnier de Marrakech, à 200 km des côtes, proposait ses sardines à moins de 8 DH, et dénonçait l’accaparement de ce marché par les… intermédiaires. On se demande où il a disparu, depuis.
Les produits agricoles. Là aussi, les mêmes causes engendrent les mêmes… méfaits ! Multiplication des intermédiaires et transformation du marché supposé concurrentiel en oligopole dominé par des intermédiaires qui achètent en masse, s’entendent, et s’assurent un contrôle sur les prix. Tout le monde se souvient des prix des produits agricoles de première nécessité qui s’étaient envolés voici deux ans. Bien sûr, la sécheresse et la guerre d’Ukraine ont bon dos, mais le gouvernement, face aux intermédiaires, a fait le dos rond. Et cela semble continuer aujourd’hui, pour l’olive.
Les viandes. Sécheresse, augmentation des intrants… le cheptel bovin, et ovin aussi, au Maroc, s’est progressivement rétréci, jusqu’à devenir aussi chétif qu’une vache mal nourrie. Le gouvernement actuel a consenti bien des efforts – fort discutés par ailleurs – mais les prix n’ont pas été ramenés à de justes niveaux. En cause, les spéculateurs et autres intermédiaires, pour lesquels un mot a même été trouvé, les « chennaqa » (ceux qui pendent, qui étranglent, en VO). Le gouvernement et ses alliés de la majorité et au parlement ont curieusement, inexplicablement et coupablement refusé une commission d’enquête, lui préférant une mission d’information, supposée être plus rapide… mais dont on attend toujours les conclusions. Résultat, entre autres, pas de fête du sacrifice pour les Marocains, et bien sûr, pas de responsable clairement identifié…
Les visas. Pour la France et d’autres pays mais pour la France surtout, les procédures de visas auprès de la société TLS ont été entachées par l’intrusion, là aussi, là encore, des intermédiaires. Ils saturent l’espace, enlèvent et occupent des créneaux forcément rares face à la demande, et les revendent à prix élevés. TLS et l’ambassade de France ont réagi, puis agi, et le phénomène, l’arnaque plutôt, recule. Mais, pour autant, des cas sont toujours recensés ici et là.
Les billets pour les matchs à Qatar en 2022. On s’en souvient, des indélicats avaient pris sur eux de revendre des billets acquis de diverses façons à des Marocains partis au Qatar pour encourager leur sélection nationale. Des vidéos avaient circulé, rapportant les faits, et le patron du foot marocain, Fouzi Lekjaâ, avait menacé ces intermédiaires des pires tourments. Un élu avait été jugé et condamné, mais le gros de l’affaire reste toujours mystérieux, c’est-à-dire que la pratique n’a pas été vraiment freinée.
Les billets pour la CAN en cours. Et puisque la pratique n’a jamais été vraiment freinée, par laxisme, par indifférence ou par connivence, et bien elle continue aujourd’hui, pour les matchs joués ou à jouer au titre de la CAN 2025. Tout le monde a remarqué les rangées vides lors du match d’ouverture, et l’explication tient dans cette pratique d’intermédiation/spéculation, portant des billets au prix nominal variant entre 150 et 500 DH à des montants excédant les 1.000 DH, et pouvant aller jusqu’à 3.000 DH ! La police a pu interpeller huit individus suspectés de procéder à ce type de revente, mais il y en a tellement d’autres, tellement…
On retrouve ces intermédiations dans bien d’autres domaines de la vie au Maroc, dénotant ainsi d’un ensemble de causes : législation mal élaborée et/ou obsolète, laxisme et/ou complicité de responsables, tolérance d’un public qui ne voit pas d’autres solution à un problème que le recours à un intermédiaire. Mais le problème principal reste un rapport à l’argent très particulier, qui remonte à l’histoire du pays et à une société qui a longtemps mesuré le succès de chacun à sa fortune, faisant souvent abstraction de la manière d’avoir acquis cette richesse. Le respect facultatif des lois des décennies durant, après l’indépendance, a conforté cette pratique de faire de l’argent, de quelque manière possible et dans tous les secteurs et domaines d’activité. Le respect facultatif des lois et le contrôle plus que laxiste de ce respect de l’espace et des règles publics.
Mais quelque soit la manière de considérer l’argent et le rapport à l’argent, ce qui est affaire de sociologue, la présence et l’élargissement de la sphère d’intermédiation plus ou moins crapuleuse commence à poser problème dans un pays qui entretient l’ambition d’être un exemple de développement, de stabilité et de symbiose interne.
La question mérite d’être posée de savoir qui est responsable de cette situation, les intermédiaires de tous genres ou les responsables laxistes et permissifs (peut-être même concernés). De la réponse à cette question, et des actions qui suivront, dépendra l’avenir de notre société.
Aziz Boucetta