Entre foi et politique : l’Islam comme ciment de la société marocaine

L’Islam au Maroc dépasse largement le cadre spirituel ou rituel ; il constitue une force structurante de la société, une boussole morale et un marqueur d’identité collective. Depuis l’époque précoloniale, l’islam a servi de ciment pour unir des tribus et des régions diverses, tout en établissant des institutions éducatives et judiciaires capables de transmettre le savoir et de pérenniser des valeurs de justice et de solidarité (El Ayadi, Rachik et Tozy, 2006, p. 223-278).
Cette période précoloniale est marquée par ce que Hashas (2024, p. 540) décrit comme l’émergence de la première génération de la Nahda marocaine, où l’islam constitue le seul marqueur identitaire commun capable de fédérer les acteurs d’un projet de renouveau intellectuel et social.
Sous la colonisation, cette identité islamique s’est renforcée, face aux tentatives de la puissance coloniale de fragiliser le tissu social et ses institutions, telles que les confréries religieuses, les habous et les zaouïas. L’administration coloniale a exploité les différences linguistiques pour diviser et régner, et a tenté, entre 1953 et 1955, de remplacer le Sultan nationaliste par un monarque docile. Dans ce contexte, l’islam est apparu comme le symbole d’unité, donnant naissance à ce que Hashas qualifie de « Nationalist Islam » : une islamité mobilisatrice qui transcende les courants internes du mouvement nationaliste et assure la cohésion sociale (Hashas, 2024, p. 542-546).
L’indépendance marque l’entrée dans une période postcoloniale où les débats modernes sur le rôle de la religion dans l’État, la démocratie, le libéralisme, le socialisme et la sécularisation deviennent centraux dans la pensée marocaine. La diversité des interprétations de l’islam, qui se manifeste dans les courants d’Islam ultra-orthodoxe, orthodoxe et critique, reflète la complexité de la société et de la politique marocaines contemporaines. Hashas s’inspire de Bayat pour qualifier cette phase de « post-islamiste », car aucune tendance unique n’impose sa lecture de l’islam, et la multiplicité des acteurs enrichit la sphère religieuse, la rendant flexible et vivante, tout en maintenant son rôle moral et social dans un monde sécularisé et marqué par des économies néolibérales (Hashas, 2024, p. 547-550).
Dans ce cadre, la monarchie marocaine, à travers l’institution de l’émirat des croyants, assure une régulation cohérente de la religion, garantissant la continuité d’un cadre doctrinal unifié fondé sur le madhhab malékite et la théologie ash’arite, tout en limitant les risques d’extrémisme ou de fragmentation idéologique. Les conseils scientifiques et les instituts de formation des imams et des mourchidines, tels que l’Institut Mohammed VI, incarnent cette volonté de former une élite religieuse capable de guider les communautés avec discernement et modération (Van Koningsveld, 2002, p. 272-282).
Cette structuration se manifeste également dans les institutions éducatives et communautaires. Les katatib permettent aux enfants d’apprendre la lecture et la mémorisation du Coran dès le plus jeune âge, tandis que les mosquées servent de lieux de formation, de médiation et de socialisation. Chaque année, des milliers de Marocains complètent leur apprentissage coranique, contribuant à la préservation d’un patrimoine religieux vivant et reconnu internationalement (Faitour, 2024, p. 17).
La société marocaine elle-même reflète cette profondeur de l’Islam. Plus de deux tiers de la population se déclarent pratiquants et près de 30 % semi-pratiquants, selon le Baromètre arabe 2021. La religion façonne non seulement les comportements individuels, mais aussi la vie collective, les relations familiales et la solidarité communautaire. Les rituels, les fêtes religieuses et les engagements associatifs constituent le ciment invisible qui assure la cohésion sociale et l’harmonie des relations humaines (Mernissi, 1991, p. 1-15).
La réforme du Code de la famille (Moudawana) et la Constitution de 2011 illustrent comment l’islam marocain, tout en restant enraciné, peut s’adapter aux exigences contemporaines de justice sociale, d’égalité et de protection des droits individuels, notamment pour les femmes et les enfants (Toufiq, 2017, p. 23-45).
Ainsi, l’islam au Maroc ne se limite pas à la sphère privée ; il est institutionnalisé, socialement intégré et profondément inscrit dans le quotidien. La combinaison d’institutions solides, de pratiques sociales partagées et d’une régulation royale garantit la transmission d’un patrimoine religieux vivant tout en assurant la stabilité et l’unité de la société. La diversité intellectuelle et politique de l’islam marocain, de la Nahda au post-islamisme contemporain, montre sa capacité unique à concilier tradition et modernité, enracinement spirituel et ouverture aux transformations sociales et économiques.
Par Omar Lamghibchi